Les Algériens entre violence et résignation
LE MONDE | 20.06.08
ALGER, ENVOYÉE SPÉCIALE
Rarement, sans doute, le "système" algérien n'aura paru aussi opaque. Rarement l'avenir n'aura semblé à la population aussi incertain. "Ceux qui vous disent qu'"ils savent" pratiquent la désinformation. Personne ne sait, en réalité, ce qui se passe au sommet de l'Etat, ni ce qui nous attend", souligne l'avocat Ali Yahia Abdenour, ancien président de la Ligue algérienne de défense des droits de l'homme.
Seule certitude des Algériens, les caisses de l'Etat sont pleines : 110 milliards de dollars de réserves de change, fin 2007, grâce aux hydrocarbures. Une telle manne est une chance et un piège, car elle n'incite guère à sortir de l'économie rentière.
Quinze ans après le début de la "décennie de sang", qui allait voir s'affronter les islamistes armés aux forces de sécurité et faire des dizaines de milliers de morts, l'Algérie semble être toujours menacée par le vide. Certes, le pays a changé. On construit partout : autoroutes, immeubles, ponts, barrages... Mais cette politique des grands travaux ne crée pas assez d'emplois. Et une minorité de nouveaux riches côtoie une masse grandissante de pauvres.
Des émeutes éclatent à intervalles de plus en plus rapprochés, du nord au sud et d'est en ouest. Oran, fin mai, a connu deux jours de violences inouïes. Bériane, à 900 km au sud d'Alger, a été secouée, en mars, par des affrontements sanglants entre Arabes et Mozabites. Sont-elles le signe avant-coureur d'une vague déferlante de mécontentements ?
En tous les cas, le langage de l'émeute se propage. Des signes de violences sont évidents. Sur la route, où les automobilistes adoptent des comportements quasi meurtriers ; sur les trottoirs, où des bandes d'adolescents pratiquent le vol à l'arraché ; au sein des familles, enfin, où l'on sait de moins en moins discuter sans s'affronter.
Paradoxalement, ce ne sont pas les kamikazes, ni les voitures piégées, ni les attentats à la bombe qui préoccupent le plus la population. Les gens ont appris à "vivre avec". La région d'Alger a été frappée par une vague d'attentats début juin mais la situation sécuritaire n'a toutefois rien à voir avec les grands pics de violence des années 1990. Ce qui mine la plupart des Algériens, c'est l'absence de perspectives.
"Le peuple se sent abandonné par le pouvoir. Il n'y a aucune communication entre l'un et l'autre. Dans les années 1990, nous souffrions du terrorisme et le pétrole n'était qu'à 9 dollars le baril, rappelle Ali Djerri, journaliste et ancien directeur du quotidien arabophone El-Khabar. Aujourd'hui, le baril flambe et la sécurité est en principe revenue, mais le désespoir est partout. Les gens n'ont qu'une idée : quitter le pays."
Le phénomène des "harragas" - ces jeunes clandestins qui tentent de traverser la Méditerranée à bord d'embarcations de fortune - prend d'ailleurs de l'ampleur. Pas une semaine ne passe sans qu'on apprenne que dix ou quinze personnes ont été interceptées en mer en essayant de gagner les rives de l'Europe.
Pourtant, imperturbable, la chaîne de télévision nationale, baptisée ironiquement "l'Unique", chante chaque soir les louanges du président Abdelaziz Bouteflika. "L'Unique" assure que tout va bien.
"Le plus inquiétant, c'est l'absence de solution de rechange. Si demain, les émeutes se généralisent, personne ne sera capable de contrôler la situation : ni le DRS (la sécurité militaire), car ce n'est pas son rôle, ni la police, car elle pactiserait avec la population !", s'inquiète Chafik Mesbah, un ancien officier devenu analyste politique.
"Nos dirigeants conduisent le pays comme ils conduiraient une brouette !", s'exaspère de son côté l'ancien chef de gouvernement Sid Ahmed Ghozali, secrétaire général du Front démocratique (non agréé). Pour lui, "on occupe la galerie avec de fausses querelles", et le problème n'est pas M. Bouteflika, mais le "système" qui tient l'Algérie. Un système autiste, à bout de souffle, qui risque de conduire le pays à l'explosion. "Nous n'avons pas tiré les leçons du terrorisme des années 1990. On oublie ce que nous avait dit le général Lamari (ancien chef d'état-major des armées) : "Nous avons vaincu le terrorisme militairement. Reste à vaincre l'intégrisme, ce qui est du ressort du politique"", rappelle M. Ghozali.
Mais la vie politique reste atone et la sécurité militaire toujours aussi puissante. Si le terrorisme a très nettement diminué d'intensité, rien n'assure qu'il ne connaîtra pas de regain, les racines du mal étant toujours présentes. Quant au président Bouteflika, il fait assaut de religiosité. Compte-t-il s'appuyer sur les islamistes ? Tente-t-il plutôt de leur ravir la vedette ? Les avis sont partagés. Et envisage-t-il sérieusement de briguer un troisième mandat en avril 2009 malgré une santé précaire ?
"Le régime fonctionne en circuit fermé, sans débat contradictoire, donc sans limite à ses erreurs. Le peuple voit en lui un ennemi. La seule solution, ce serait une bonne gouvernance, un enseignement de qualité, une justice digne de ce nom, soupire Sid Ahmed Ghozali. Croyez-moi, si je suis venu à l'option démocratique, ce n'est pas pour des raisons morales, mais par nécessité ! Il n'y a pas d'autre solution..."
Florence Beaugé