Germaine Tillion et ses vies algériennes
par Djemaa Djgholal
La dame « aux trois vies » de ce siècle peut aussi se targuer d'avoir vécu plusieurs vies algériennes au cours de cette période riche en changements politiques, techniques, sociaux et culturels, auxquels elle participa directement et indirectement.
Ainsi, au lieu d'utiliser la formule habituelle de l'interview direct pour lui souhaiter un anniversaire de centenaire alerte (née le 30 mai 1907 à Allègre, Haute-Loire), parcourons quelques-uns de ses ouvrages qui la font parler ou qui parlent d'elle et de ses parcours algériens.
PREMIÈRE RENCONTRE, SON PARCOURS ETHNOLOGIQUE, C'EST-À-DIRE SES CINQ MISSIONS ENTRE 1934-40 ET 1954-55
Il faut rappeler que c'était l'époque triomphante des expositions coloniales vantant les richesses des régions colonisées, les déplacements forcenés en « métropole » des « Zoos Humains », spectacles racialistes et racistes qui attiraient toutes les couches sociales européennes en mal d'exotisme et les premières « missions » d'aventures humaines et technologiques.
En 1934, l'Institut International des Langues et Civilisations Africaines, basé à Londres, cherche pour mener une enquête sociologique et ethnologique dans les Aurès, deux femmes capables de pénétrer au sein des familles de culture berbère mais de religion musulmane. Marcel Mauss recommande son élève Germaine Tillion, à laquelle se joint Thérèse Rivière, responsable du Département Afrique Blanche et Levant du Musée Ethnographique de Trocadéro (Musée de l'Homme). L'hospitalité légendaire de cette population permit à ces deux femmes de circuler et de vivre librement dans la région, elles-mêmes cherchaient à éviter l'ethnocentrisme pratiqué par leurs collègues.
« J'apprenais surtout à écouter ce que chacun me disait, à ne pas savoir d'avance ce qu'il allait me répondre, et à garder secret ce qui devait l'être », confie Germaine dans le récit de ses souvenirs d'anthropologue. Cette population majoritairement analphabète savait pratiquer le cloisonnement de l'information entre ce qui relevait du domaine privé et du domaine public, cela permit à Germaine de travailler avec leur mémoire orale : « je commençais à constituer les généalogies d'une population très isolée, cela sur la profondeur de mémorisation orale (donc environ deux siècles) et en y joignant tous les évènements retenus par les mémoires ». Ces mémoires aurèsiennes, si elles transmettaient les généalogies et les mythes fondateurs, elles surent se taire sur les révoltes nationalistes passées et celles à venir.
En 1940, le Musée de l'Homme comptait 857 objets et plusieurs milliers de photographies rapportés par Thérèse Rivière et plusieurs centaines d'objets provenant des missions de Germaine, quant à ses 1.500 photos elle les conserva chez elle. Elles ramenèrent des enregistrements sonores et un film qui fut abandonné dans les caves du Musée, donc inutilisable. Quant aux photographies de Thérèse Rivière, Fanny Colonna en utilisa certaines pour son ouvrage et Germaine en fit de même. Dans un cas comme dans l'autre, il est préférable de souhaiter que les descendants de ces photographiés puissent un jour proche faire revivre leurs ancêtres et leur patrimoine...
EN 1940, À SON RETOUR À PARIS ELLE EST ACCUEILLIE PAR LA DÉBÂCLE FRANÇAISE
L'instabilité politique et la faiblesse militaire françaises ne peuvent faire face aux forces nazies. Le constat de la débâcle produit sur Germaine un séisme, surtout lorsqu'elle entendit à la radio l'annonce de la collaboration pétainiste : « Ce fut pour moi un choc si violent que j'ai dû sortir de la pièce pour vomir » se souvient-elle.
Lorsque Germaine dit « J'ai des traditions françaises de patriotisme », Jean Lacouture, l'un de ses biographes, précise ses engagements :
« d'emblée, Germaine Tillion s'est donc située au carrefour des deux courants de la Résistance : le vieux patriotisme, rétif à la capitulation, et le jeune progressisme scientifique, allergique au racisme ». Lors de l'inauguration « de la Maison de quartier Germaine Tillion », au Puy-en-Velay en 2003, il déclara : « Voici une femme qui vient de passer quatre ans chez les Chaouias, ces hommes qui savent mourir pour défendre leur honneur, croyez-vous que Germaine Tillion, la patriote, allait baisser les bras et laisser occuper son pays sans réagir ! ».
Comme d'autres Français qui décidèrent de ne pas collaborer avec le nazisme, elle chercha des lieux et des contacts « pour s'organiser et résister ». Sa première rencontre fut celle d'un vieux militaire, Paul Hauet, bénévole en charge de l'UNCC (Union nationale des combattants coloniaux) dont nombre de prisonniers de guerre nord-africains, cet épisode méconnu par le public, a récemment fait l'objet d'un chapitre (p. 207 à 227) dans la thèse de Belkacem Rachem. De cette association, elle se dirigera vers d'autres engagements dont l'un des premiers réseaux de résistance, celui du « Musée de l'Homme », cette résistance acharnée et sa confiance naturelle la conduiront, à la suite d'une trahison interne, entre les griffes des nazis et au statut de N.N. (Nacht und Nebel).
«UNE ETHNOLOGUE DANS LE CAMP DE CONCENTRATION»
Pour Germaine, sa période passée à étudier une autre culture que la sienne l'aida à installer une grille de lecture du système concentrationnaire et une mise en place, pour elle et ses compagnes de déportation, de mesures d'autodéfense afin de ne pas être rapidement broyées par ce système. En 1996, elle en fit référence dans la dédicace de son livre sur Ravensbrück : « Ravensbrück, ce livre qui doit tout à mon séjour dans l'Aurès avant 1940 » (dédicace personnelle). Anise Girard Postel Vinay, déportée aussi à Ravensbrück, décrit le « combat ethnologique » de Germaine dans ce camp; cette étude servira de preuve irréfutable après leur libération des camps nazis.
Sa mère, Emilie Tillion, résistante et alliée au réseau de sa fille, fut déportée à Ravensbrück et gazée le 2 mars 1945, Germaine ne se consolera jamais de cette perte et n'oubliera jamais les êtres et les conditions qui l'ont produite.
LE 25 NOVEMBRE 1954
Selon un rapport de l'Administration coloniale du 17 mai 1945, les points les plus sensibles se situaient dans le département de Constantine, et plus précisément Sétif, Guelma, Tébessa, Khenchela, Biskra et l'Aurès. C'est dans ces « points sensibles » que s'alluma le déclenchement de la flamme de Novembre 1954. Louis Massignon invita Germaine à l'accompagner auprès de François Mitterrand, ministre de l'Intérieur, afin de le mettre en garde sur la déportation des populations algériennes et sur l'utilisation du napalm dans les montagnes dont certaines voix libres se faisaient l'écho. « L'aviation a copieusement enflammé les djebels à conquérir » se vantaient les parachutistes.
Ces deux survivants des camps de la mort ne pouvaient accepter l'inacceptable qu'ils avaient subi dans leur chair.
En 1955, Jacques Soustelle est nommé Gouverneur général de l'Algérie, il part avec Germaine pour enquêter sur « les réalités algériennes ». Ces réalités découlaient d'un système juridique qui avait pour nom le Code de l'Indigénat. Ce code, mis en place par la loi du 26 juin 1881, marginalisait les Algériens sur leur propre sol, pendant que le décret de novembre 1870 pris par le président de l'Alliance israélite universelle, Isaac Adolphe Crémieux, accordait, sans contrepartie, la pleine citoyenneté à la communauté juive vivant en Algérie et que les enfants d'immigrés d'Europe et d'ailleurs furent naturalisés Français par la loi du 26 juin 1889. Cette marginalisation est illustrée, en février 1954, par la famine qui fit manger des bouillies de thalrouda (terre noix) aux « indigènes ». Pourtant en 1953, la Métropole avait acheté en Algérie pour une valeur de 96 milliards de francs de l'époque des produits agricoles et alimentaires.
« Quand je les ai retrouvés (les Aurèsiens) entre novembre 1954 et février 1955, j'ai été atterrée par le changement survenu chez eux en quinze ans et que je ne puis exprimer que par ce mot « clochardisation ».
A l'automne 1955, l'armée française organisa la guerre psychologique, elle voulut mettre en place la devise du Duc d'Aumale qui conseillait en 1847 : « l'ouverture d'une école au milieu d'indigènes vaut autant qu'un bataillon pour la pacification du pays ». Elle créa les SAS pour les douars et à l'hiver 1955 les SAU dans les villes. Ni ces politiques, ni ces « acteurs sociaux » ne comprirent que cette majorité minorée avait conscience, d'une manière plus ou moins claire, que le passé ne pouvait pas continuer, ce qui ne signifie pas qu'elle acceptait de s'assimiler à un modèle tout fait en dehors de ses aspirations réelles.
Germaine pensait arrêter la guerre d'Algérie et rattraper le temps perdu en mettant en place ses Centres sociaux (120 lieux construits sur l'ensemble du territoire accueillant chacun 2.000 personnes), et pour assurer leur indépendance vis-à-vis du pouvoir politique auquel elle ne faisait pas confiance, elle qui était et demeure une gaulliste de la première heure, elle les rattacha directement au ministère de l'Education Nationale, rue de Grenelle à Paris. A diverses reprises elle fut touchée à travers l'idéal qu'elle croyait réalisable : en mars 1957 et juin 1959, des membres de ces centres sont arrêtés et torturés par l'armée française avant d'être libérés faute de qualifications fondées. Le film de Gilles Combet évoque ces faits, malgré la pudeur naturelle de Nelly Forget, assistante sociale et secrétaire de Germaine et qui en fut victime.
En 1962, l'OAS, la bête immonde, commit l'irréparable en assassinant les responsables de ces Centres sociaux : « Mouloud Feraoun dans les jours les plus noirs, continuait à espérer que le bon sens serait finalement plus fort que la bêtise... Et la bêtise, la féroce bêtise l'a tué. Non pas tué : assassiné, froidement, délibérément » cria Germaine !
EN 1957
En juin 1957, elle repart de Paris avec une Commission Internationale pour visiter les camps et les prisons en Algérie, ce qu'elle découvre, elle la patriote, dépasse son entendement et elle le condamne fermement car cela portait atteinte à son « idée de la France » : « pourtant ce qui se passe sous mes yeux est une évidence : il y a à ce moment-là, en 1957, des pratiques qui furent celles du nazisme. Le nazisme que j'ai exécré, et que j'ai combattu de tout mon coeur... ».
Dans la nuit du 10 au 11 août 1957, à Alger, les ultras colonialistes lancent une bombe rue de Thèbes, le bilan atteint les 80 morts et une centaine de blessés. Commence alors le cycle prévisible d'attentats et de représailles. Zohra Drif explique cet engrenage et sa réaction face au mot « terroriste » utilisé par Germaine lors de sa rencontre avec Yacef Saadi : « Mais elle est folle cette femme ? On nous torture, on largue des bombes au napalm sur la population civile, on balance les prisonniers algériens vivants du haut des hélicoptères, et elle nous fait des leçons de morale ».
Germaine explique son comportement, qui n'était pas celui d'une anti-colonialiste telles Simone de Beauvoir ou Andrée Michel, par ces aveux,
« notre légitime but de guerre, notre but de guerre avoué, c'est la sauvegarde des vies et des intérêts d'un million de Français identifiés et un petit nombre d'Algériens ». Ce premier but est tout de suite suivi d'un second tout aussi important à ses yeux : la crainte d'un coup d'Etat militaire qui avait failli réussir au moment du putsch des généraux et des nombreux attentats qui ciblèrent le général De Gaulle lors de son retour au pouvoir.
Le général De Gaulle, en 1958, gracie une centaine de combattants algériens condamnés à mort. « Pendant la guerre d'Algérie, c'est Geneviève de Gaulle-Antonioz qui me servait d'intermédiaire avec son oncle pour lui porter mes lettres » nous précisa Germaine le 3 janvier 2000 dans sa maison de la Porte Dorée.
L'ASSOCIATION FRANCE - ALGÉRIE
Après l'indépendance de l'Algérie, le 20 juin 1963, autour d'Edmond Michelet, elle souhaita, avec d'autres utopistes, un partenariat entre les deux rives de cette mer (e) commune, ses rêves ne survécurent pas aux nouveaux enjeux mondiaux et aux froids calculs de certains revanchards qui ne pouvaient admettre l'indépendance et la réussite de l'Algérie.
EN 1966, LE HAREM ET LES COUSINS
« Et on ne peut guère hésiter à affirmer que cette première exploration de la condition sociale des femmes chaouias est sans aucun doute ce qui restera de plus marquant et de plus durable de la mission ». Cette exploration aboutit à cet ouvrage qui fit grand bruit au moment de sa première publication : ses adorateurs furent aussi nombreux et virulents que ses détracteurs. Pour Germaine, il s'agissait de situer la ressemblance des structures et des représentations de la subordination des femmes due à l'héritage du pourtour méditerranéen hors du poids religieux monothéiste; en 1966 le monothéisme politique n'avait pas réintégré, aussi massivement qu'aujourd'hui, l'ensemble des sociétés, l'illusion du « progressisme scientifique » avait encore cours. En 1996, elle avait affiné son regard et répondit à Jean Lacouture, qui l'interviewait sur les ondes de France-Culture, « Je vais avoir 90 ans, et ce n'est pas à mon âge qu'on peut retourner en Algérie pour faire une enquête. D'ailleurs, ce n'est pas la misère qui y cause le fanatisme, mais plutôt l'inverse : c'est-à-dire le fanatisme qui provoque la misère... Car c'est bien le fanatisme qui essaie de faire vivre l'Algérie hors de son siècle en réactualisant des coutumes préhistoriques telles le Code de la Famille ».
De 1957 à 1980, l'Algérie et le Maghreb resteront dans la recherche scientifique à travers ses productions et l'aide apportée aux étudiants venant de cette partie du monde.
En 2000 elle signa l'Appel lancé pour que soit reconnue et condamnée officiellement la pratique de la torture pendant la guerre d'Algérie.
En conclusion, nous lui donnons le mot de la fin par cette prophétie qu'elle rédigea en 1957 et qui est plus que jamais d'actualité : « Le plus grand forfait du 18ème siècle me semble avoir été la Traite des Noirs. Et le colonialisme représente à mes yeux celui du 19ème. Mais le crime de notre temps sera la clochardisation des trois quarts de l'espèce humaine, qui est actuellement en cours sur toute la surface de la terre ».
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